La nuit des idées 2018

Table ronde « Émancipation et genre : affirmation des droits des personnes LGBTIQ+ »

Jeudi 25 janvier 2018, Institut français du Liban

La question du genre est aujourd’hui centrale dans les débats de société et dans les émancipations. Les discours et les comportements sont les éléments qui produisent la différence des sexes et la construction sociale de la différence sexuelle. La domination du « masculin » sur le « féminin » est-elle une fatalité ? Une permanence ? A-t-elle évolué dans l’histoire et dans l’espace social ? Analyser la question du genre c’est déconstruire, débusquer les présupposés ou impensés de la construction ou l’inscription des identités. C’est aussi accepter et promouvoir les modes de transgression, de déstabilisation ou d’abolition d’une des formes de domination les plus marquées dans nos sociétés, nos cultures, nos institutions, nos discours et nos littératures. La question des rapports sociaux entre genres affecte toutes les pratiques sociales et traverse tous les champs de pensée. La nuit des idées entend contribuer au traitement de cette question.

 
 

La rencontre commence avec la prise de parole de Hadi Damien (HD, modérateur du panel et initiateur de Beirut Pride) qui se présente et annonce le concert de Khansa en clôture de soirée. Il remercie les organisateurs de la Nuit des idées ainsi que l’équipe de Radio Liban 96.2 FM qui retransmet la soirée en direct, et les interprètes qui assurent une traduction simultanée en arabe ou en français. HD positionne ce panel dans la continuité de la Nuit des idées, faisant suite à la rencontre sur les nouvelles mobilisations citoyennes et les soulèvements, ainsi qu’au panel sur le statut de la femme et les combats au féminin. Il présente les quatre invités de l’Institut Français qui interviennent sur la rencontre : Sandra Laugier (SL, philosophe, directrice du centre de philosophie contemporaine de la Sorbonne (PhiCo) au sein de l'Institut des sciences juridique et philosophique de Sorbonne 1), Dayna Ash (DA, directrice artistique de l’ONG Haven for Artist), Georges Azzi (GA, fondateur de l’ONG Arab Foundation For Freedoms & Equality) et Charbel Maydaa (CM, fondateur de l’ONG Mosaïc Mena). La première intervention est celle d’Alexandre Paulikevitch qui venait juste de donner une performance de danse baladi.

Les questions étaient ouvertes à la participation de l’ensemble des panélistes, bien que certaines d’entre elles étaient adressées à un intervenant particulier en raison de sa pratique ou de sa spécialité. La rédaction ci-dessous de ce panel repose sur la transcription de la rencontre dont une copie est accessible ici.

HD : Parlez-nous Alexandre de la dichotomie entre le féminin et le masculin dans votre performance, vous qui évoquez souvent la politisation derrière vous, derrière vos cheveux lâchés, derrière votre maquillage.

Alexandre Paulikevitch

AP : Bonsoir, merci Éric, merci Véronique. Il m’est très important d’aller là où on ne m’attend pas, là où l’homme est homme. Nous avons au Liban une conception très binaire de l’homme et de la femme. La femme, avec toute l’esthétique qui l’entoure et les opérations chirurgicales, ressemble de plus en plus à une Barbie, et l’homme, de plus en plus à un gorille avec des codes spécifiques : les cheveux courts, la barbe, les muscles. On dirait que l’homme se définit par une certaine allure, par certains codes qui deviennent mon terrain de jeu. De plus, dans un pays où l’homosexualité est passible d’un an d’emprisonnement, où toute différence peut être pointée, relevée, non acceptée, je trouve que si je porte une robe, si je lâche mes cheveux, si je me maquille, je fais donc de la politique, et ceci dépasse les libertés personnelles dans une forme de revendication. J’aime jouer avec ces codes, quitte à choquer, quitte à ne pas me faire accepter. Ce n’est pas grave, il y aura toujours certains qui aimeront, et ceci me console.

 

HD : Dayna, en août dernier, vous avez organisez, ici, à l’Institut Français, un événement nommé “Radical” où le libre arbitre et la libre expression étaient à l’honneur. Qu’en avait-il de radical, et que souhaiteriez-vous communiquer ?

Affiche de l’événement “Radical”

DA : “Radical” est une grande question pour moi : choix, conséquences, liberté, volonté, les attributs que l’on donne à la liberté sur la base de la volonté alors que nous ne sommes pas libres. Nous affirmons que chaque décision, position, idéal, pensée et identité sont notre choix. Je n’y crois pas. Je ne crois pas que nos choix sont vraiment nôtres, puisque chaque décision est basée sur la conséquence et sur la peur qu’elles suscitent en nous. Quand il nous n’est pas possible de faire ce que nous avons envie de faire, nous changeons de méthode, et ainsi nous changeons de choix. Nous altérons nos représentations de l’inné, du désir, de l’amour et de l’attention, nous altérons ce que nous portons et la façon avec laquelle nous nous présentons, nous altérons qui nous sommes et ce que nous pensons sur la base de l’autre, de l’interprétation qu’il fait de nous et de la conséquence qui en découle. Nous avons cherché, à travers “Radical”, à savoir combien nous pouvions montrer de nous-même, avant de devoir altérer nos représentations pour nous faire accepter. Nous freinons notre sexualité et nous censurons notre désir, tant qu’ils ne correspondent pas à ce qui est correct. Ceci nous invite à nous interroger sur ce qui définit le “correct”. À travers “Radical”, nous questionnons notre croyance en la liberté, nous questionnons l’accomplissement de cette liberté, la volonté que nous possédons en d’autres termes. On n’est pas libre quand la peur de prendre une décision est constante. La liberté n’existe pas, la volonté et le libre arbitre non plus. Je ne crois pas que nous soyons libres : la coexistence c’est adhérer à l’autre. Je crois aussi que la liberté c’est de reconnaître qu’elle n’existe pas, et que la résistance est un vecteur de changement.

HD : La liberté d’expression et le libre arbitre au sein du judiciaire, par exemple, font partie de la jurisprudence des tribunaux et affectent l’évolution des dossiers de société. Sandra Laugier, au moment où les fake news battent leur plein, qu’est-ce que c’est que la liberté d’expression ? Serait-elle est une valeur universelle ? Serait-elle perçue de la même manière partout dans le monde ?

Sandra Laugier

SL : Je crois que nous avons compris, depuis le début de la soirée, que la liberté n’est pas seulement celle de l’expression, bien qu’on s’en vante le plus dans nos démocraties. La liberté c’est aussi celle de pouvoir se réaliser, et, par exemple, être heureuse, pouvoir se marier quand on est un couple gay, etc. Ce sont des libertés qui dépassent très largement la question de l’expression. La dénonciation permanente des fake news se fait par ceux qui en répandent. En d’autres termes, c’est celui qui le dit qu’il l’est. Dans le cas de Trump, par exemple, l’absence de liberté d’expression est accompagnée d’une répression extrêmement forte : les minorités et leur expressions sont réprimées, l’injure, l’action violente, la violence contre les minorités sont encouragées. La question de l’expression n’est jamais seulement une question de langage puisque toute expression injurieuse est une action. Les paroles sont des actes aussi ; des actions qui rabaissent un certain nombre de gens, des catégories de personnes.

HD : Quel serait le périmètre de la liberté d’expression ? Est-ce que nous pouvons tout couvrir à travers le label “liberté d’expression” ?

SL : Nous avons évoqué, tout à l’heure, lors du panel sur le statut de la femme, le mouvement universel, politique et démocratique des femmes qui s’expriment sur les réseaux sociaux contre des hommes qui les ont harcelées. Ceci est un événement, qui, au delà de l’affaire Weinstein, se caractérise par la parole qui se libère. J’appelle ceci un “phénomène démocratique” parce que les femmes se sont senties autorisées à s’exprimer directement, sans passer par des personnalités politiques, sans passer par des mouvements de femmes harcelées. La parole directe s’est libérée. À partir de là, le débat s’ouvre sur ce qu’on peut dire, sur la liberté d’expression accordée aux particuliers, aux “ennemis de la liberté d’expression” entre autres.

HD : Qui définit la liberté d’expression ? Qui sont ses ennemis ? Qui ne le sont pas ?

SL : La liberté d’expression est la possibilité de dire ce qu’on a envie de dire. Néanmoins, quand les paroles sont des actions, c’est-à-dire une façon de rétablir ou d’installer une hiérarchie entre les êtres humains et d’en humilier certains, cette liberté d’expression devrait être limitée. La liberté d’expression ce n’est pas frapper quelqu’un par exemple. Injurier une personne c’est comme si on la frappait, on l’agressait physiquement. Je crois que ceci est la nuance à observer. Dans la théorie philosophique de l’acte de langage, les paroles, en tant que telles, sont des actes qui engagent, tout comme quand on promet ou quand on injurie. Il y a des paroles qui sont des actes, autant qu’il y a des paroles qui sont seulement des expressions. En ce sens, il est très important de restreindre les paroles qui blessent, qui parfois tuent, et qui renforcent ou créent des inégalités.

 
Dans la théorie philosophique de l’acte de langage, les paroles, en tant que telles, sont des actes qui engagent, tout comme quand on promet ou quand on injurie. Il y a des paroles qui sont des actes, autant qu’il y a des paroles qui sont seulement des expressions.
— Sandra Laugier
 

HD : Le plafond de la liberté d’expression est l’injure, la violence ou la déshumanisation. Dans la foulée des discussions autour des mouvements comme #metoo et #balancetonporc, plusieurs œuvres ont été critiquées à la lumière des revendications contemporaines. On dénonce le baiser non consenti de la Belle au bois dormant, on rappelle le passé nazi de Heidegger, on propose de lui retirer ses écrits des bibliothèques, etc. Qu’en pensez-vous ? Pourrions-nous tracer une ligne entre la politique, l’œuvre et son auteur ?

DA : Séparer une œuvre d’art de la politique ou de l’acte (du comportement de son auteur) est une réflexion personnelle. L’artiste se permet beaucoup de choses au nom de l’expérimentation, mais je crois que cette dernière devrait avoir une limite. Si d’aucuns perçoivent les expériences ou le vécu personnel comme une excuse qui justifierait une certaine conduite, d’autres les considèrent comme un privilège exploité en vertu du statut d’artiste. Les deux approches ont de la valeur et font partie intégrale de cette équation analytique.

 

HD : Parlant art et politique, une vague d’arrestations en Égypte, une sorte de chasse aux homosexuels, a immédiatement suivi un concert de Mashrou’ Leila au Caire où le drapeau arc-en-ciel a été brandi, il y a quelques mois. Georges, quel regard portez-vous sur ce paysage ?

GA : Les réalités sociale, économique et politique égyptiennes étant très mauvaises, le gouvernement égyptien a identifié une occasion afin de distraire l’opinion publique avec un autre dossier. Ainsi, et au lendemain du concert de Mashrou’ Leila, la presse égyptienne - placée directement sous la tutelle du gouvernement auquel elle appartient - a saisi l’histoire du drapeau arc-en-ciel pour entamer une campagne de vilification de l’homosexualité, l’associant au satanisme ; une technique à laquelle se prêtaient les médias libanais dans le passé. Une couverture quotidienne, d’une hystérie anormale, semait la peur et la panique au sein de la société qui ne parlait plus que des soixante-dix personnes arrêtées. Les organisations ont cherché à s’assurer que les détenus disposaient de protection légale, avant de s’occuper à trouver un moyen de répondre directement au discours d’attaque. Le gouvernement égyptien, ayant anticipé cette action, interdit à quiconque de faire de la presse pour défendre les homosexuels, bloquant ainsi tout débat rationnel. La plupart des activistes égyptiens, relocalisés à Beyrouth ou dans d’autres villes arabes, se sont servis des nouvelles technologies comme Facebook pour envoyer des messages, en arabe, au peuple égyptien, dans une tentative de répondre aux médias nationaux. En ce sens, l’événement de Mashrou’ Leila ne pourrait être séparé de la situation politique. Cette dernière a rendu les ambassades longtemps muettes avant qu’elles ne réagissent et échangent avec le gouvernement égyptien. Les compromis politiques entre les gouvernements font qu’il existe des dossiers plus importants que les droits LGBT.

HD : La fusillade du Pulse à Floride a été massivement dénoncée sur la scène internationale et la condamnation globale ne s’est pas faite attendre. Néanmoins, les arrestations égyptiennes ont été reçues avec beaucoup de silence. Malgré la proportion qu’on retient entre les deux événements, les organisations internationales, régionales et même locales sont restées muettes dans le cas égyptien et elles ne se prononceront que plusieurs jours plus tard. Curieuses circonstances où l’on s’interroge sur le pouvoir d’influence des ONGs. De quoi seraient-elles effectivement capables, et pourraient-elles réellement faire quelque chose ?

De la campagne de solidarité au lendemain de l’attaque du Pulse.

GA : La seule chose dont nous sommes capables c’est utiliser notre voix et les moyens médiatiques auxquels nous avons accès. Nous avons œuvré au Liban à créer des alliés dans la presse et à bâtir des connections directes avec les réseaux sociaux et Google pour faire passer notre message. Nous avons aussi proposé que les gouvernements étrangers spécifient la portée de l’expression “droits de l’Homme” : parleraient-ils des droits de l’Homme en général, des droits des déplacés, des droits de la femme ? Au Liban, les droits LGBT sont échangés contre le dossier des déplacés syriens. Notre rôle en tant que société civile est de continuer à crier, et je pense que c’est le maximum qu’on pourrait faire : s’assurer que les services sont disponibles aux poursuivis et unifier notre voix pour que les droits LGBT demeurent parmi les droits de l’Homme et ne finissent pas par tomber.

HD : Il est surprenant que dans la foulée des arrestations après le concert de Mashrou’ Leila, aucun gouvernement ou organisation a appelé à des manifestations devant les ambassades égyptiennes, en guise de dénonciation, en guise de solidarité. Pourquoi donc ?

Des détenus dans l’affaire du Queen Boat, menés au tribunal pour jugement.

GA : Il n’existe pas une seule façon d’être activiste, et chaque pays est différent de l’autre. Pour dénoncer l’épisode égyptien du Queen Boat, l’organisation ACT UP à Paris avait jeté du faux-sang sur l’ambassade égyptienne, ce qui resserrera l’étau sur les homosexuels en Égypte. C’est la raison pour laquelle il est important d’établir une communication directe avec les activistes locaux afin d’identifier la meilleure façon d’agir : manifester devant les ambassades, publier un communiqué commun, parler à la presse, correspondre avec les gouvernements, etc. Nous avons tout essayé. La première semaine nous était confuse et les activistes égyptiens étaient déjà au Liban pour participer à une conférence qu’on organisait en ce moment. Quand les activistes ont réalisé que la situation ne pouvait pas s’empirer, la première manifestation d’activistes égyptiens a eu lieu à Bruxelles. Les mobilisations internationales devraient se faire en coordination avec les activistes locaux qui sont conscients de l’impact que pourraient avoir ces actions ainsi que de leurs potentielles répercussions.

HD : L’opposition au niveau de la réception entre Orlando et le Caire pourrait-elle être lue à la lumière des pays Nord/Sud ? Est-ce que les attaques sur les minorités des pays du Nord seraient-elles considérées comme des attaques globales en raison de l’impact économique et politique de ces pays ?

SL : L’absence de réaction par rapport aux actions répressives contre les homosexuels dans certains pays pourrait être contrastée. Le mouvement #metoo, par exemple, a eu un retentissement extrêmement important du moment où le harcèlement contre les femmes touchait des personnes énormément visibles, en particulier à Hollywood. Il ne s’agit pas d’hiérarchiser les dominations et les souffrances, ce qui serait complètement contre-productif, mais nous avons conscience de la façon dont certains mouvements valorisent une catégorie quelconque, et ceci depuis les premiers mouvements féministes. Les femmes noires et pauvres, par exemple, ne bénéficiaient pas des avancées qui étaient celles des femmes : des femmes blanches et aisées, d’où le slogan “All Women Are White, All Blacks Are Men” pour exprimer qu’on s’intéressait uniquement aux hommes dans les luttes pour les noirs, et uniquement aux blanches dans les luttes des femmes. C’est en réfléchissant aux causes de la domination que subissent les femmes qu’on se rend compte que tous les groupes dominés subissent ces formes de vulnérabilité, et que ceux qui combinent un certain nombre d’inégalités, comme femmes, noires, âgées, pauvres, se trouvent dans des situations plus difficiles que d’autres. Cette combinaison de facteurs s’appelle l’intersectionnalité, elle est au cœur théorique de notre discussion. Elle explique aussi la divergence des intérêts entre les gays hommes et les gays femmes à partir du moment où ils ont commencé à s’organiser.

HD : D’ailleurs au sein du mouvement de ségrégation raciale aux États-Unis, il n’y avait pas un même discours, un même langage.

SL : Les inégalités entre les différents groupes réprimés s’expriment par des priorités différentes. Par exemple, quand Trump se prend à la fois, aux femmes, aux gays et aux noirs, il met tout le monde d’accord dans une répression partagée. Prendre en compte ces différents croisements est nécessaire pour un nouveau moment des réflexions qui invite à intégrer ces questions et à se rendre compte que certaines catégories vont être moins désavantagées que d’autres, parce que ce sont des groupes sociaux plus puissants qui, par exemple, vont avoir des moyens économiques plus importants. Ceci demeure un sujet un peu tabou. Il est très difficile, quand on est féministe, de faire ensemble une théorie à la réflexion sur les rapports féministes qui consiste à dire que la réussite des femmes se fait aussi parce que d’autres femmes sont mises à leur service à travers le travail domestique par exemple. Ce genre d’inégalités globales fait que beaucoup de femmes migrent de leur pays pour travailler dans d’autres pays. Ceci un phénomène massif, sous-évalué par rapport aux questions de #balancetonporc, et qui devrait, entre autres questionnements, être aussi pris en compte dans la question du genre.

 
 
 

HD : On parle beaucoup de privilège au Liban, et on tend souvent à confondre privilège, luxe et droits basiques, ce qui crée dans la rhétorique une opposition irrationnelle. Sandra Laugier, vous qui avez beaucoup écrit à ce sujet, qu’est-ce qu’est le privilège ?

SL : Le privilège est le fait que certaines catégories ont accès à plus d’actions, de plaisirs, de moyens que d’autres. Ceci est extrêmement important et a paru plus clairement avec les gays, lesbiennes et transgenres, qu’avec les femmes. Il est vrai qu’une femme blanche hétérosexuelle est sous-représentée en politique, mais elle jouit quand même de plus de possibilités qu’une femme lesbienne. Cette dernière ne trouverait pas dans la culture populaire des modèles auxquels elle pourrait s’identifier, ou des personnages de films qui répondraient à ses questions d’adolescente par exemple. Elle ne pourra pas - en tout cas dans beaucoup de pays - se marier avec la personne de son choix, parler ouvertement de sa sexualité, raconter ses nuits au travail, etc. Les privilèges sont extrêmement nombreux et diversifiés. Ce sont des choses très concrètes auxquelles certaines personnes n’ont pas accès, des droits dont on est privé, même s’ils ne sont pas explicités : avoir des enfants, aller les chercher à l’école avec son conjoint, etc. Le privilège c’est aussi de faire attention à ce qui est privilégié, et il est vrai que le privilège touche parfois aux tabous. Être jeune et beau par exemple pourrait être un avantage, un privilège dans une situation donnée. Les privilèges vous en trouverez dans toutes les situations.

HD : Est-ce qu’on peut séparer le privilège de la classe sociale ?

SL : Bien sûr. Il est des privilèges transients.

CM : J’imagine qu’on pourrait prendre des exemples de la région si nous voudrions illustrer le privilège. Le privilège, c’est par exemple Alexandre qui peut danser comme ça parce qu’il est à l’Institut français ; cette liberté n’existerait pas autrement. Je préfère qu’on prenne des exemples de la région arabe ou du Liban pour parler de privilège puisque nous n’avons pas le privilège de voyager où on le souhaiterait, comme on le souhaiterait, et puisque notre liberté de circulation est limitée pour certaines personnes au Liban. Nous rentrons en territoire étranger autrement que les étrangers qui rentrent au Liban. Ceci est également un privilège. Je préfère donc que cette question soit posée à quelqu’un de la région quand on parle de privilège dans le monde arabe.

HD : La question n’est pas limitée au privilège au sein des pays qui ont l’arabe en partage. Elle n’est pas destinée à un panéliste en particulier et vous êtes invités à intervenir à tout moment.

GA : J’aimerais ajouter que le privilège n’est pas une insulte. On ne traite pas les gens de privilégiés pour les insulter. Il est par contre important qu’ils soient conscients de leur privilège et qu’ils identifient les moyens d’en profiter et d’en faire profiter les autres. Je crois que l’erreur est de confondre privilège et insulte.

DA : J’adore ajouter au privilège ! Se retrouver entre nous pour discuter est un privilège. Je suis d’accord que voyager est immense, parce que le seul moyen de réaliser que la liberté existe c’est de l’expérimenter ou de voir quelqu’un d’autre la vivre. Chacun de nous est privilégié ; même la pauvreté et l’ignorance sont parfois un privilège. Je pense que la meilleure chose à faire c’est de prendre conscience de son privilège et de l’utiliser pour aider les autres, au lieu de se renfermer dessus dans une attitude bourgeoise qui n’aide jamais les autres.

 

HD : En réponse à l’afflux des déplacés syriens au Liban, vous avez mis en place une plateforme qui s’adresse aux LGBT parmi eux. Pourriez-vous nous en dire d’avantage ?

CM : L’histoire des déplacés au Liban remonte à 2002 ou à 2003. Depuis, le nombre des déplacés en provenance de la Syrie, de l’Irak, de la Jordanie ou des pays arabes voisins est à peu près le même. Le Liban, ou Beyrouth, est une échappatoire, un refuge - et encore, puisqu’il n’est pas toujours sûr - pour les personnes qui fuient la pression et les problèmes qu’ils rencontrent dans les pays arabes. Cette situation n’est pas nouvelle, mais la guerre en Syrie l’a rendue plus visible avec l’apport des organisations internationales qui s’y sont intéressées. Le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés enregistre depuis 2002 ou 2003 des déplacés transgenres par exemple qui ont toujours eu des difficultés à vivre en Syrie et dont la sécurité était compromise.

Charbel Maydaa

HD : Le déplacement des Syriens depuis 2011 a forcément augmenté le nombre des LGBT déplacés, ce qui a dû nécessiter une révision de votre structure.

CM : Sûrement, le nombre des déplacés ayant augmenté de 60%, nous avons revu notre structure pour accommoder les conditions de déplacement et pour contenir les traumatismes des déplacés. On ne traite pas de la même façon avec un déplacé ayant décidé de rentrer au Liban qu’avec un autre ayant été violé, humilié aux frontières, détenu, agressé, exploité ou menacé à cause de son orientation sexuelle ou de son identité du genre. Le déplacement se fait de la Syrie au Liban, mais aussi à l’intérieur du Liban, où des déplacés convergent à Beyrouth pour fuir les pressions familiales et mieux vivre leurs homosexualités.

HD : Vous dispensez à Mosaïc des services particuliers pour les réfugiés syriens LGBT ?

CM : Les services sociaux et psycho-sociaux assurés à Mosaïc sont ouverts à tout le monde, indépendamment de l’orientation sexuelle, de l’identité du genre ou de la nationalité. Nous avons mis en place un programme pour assister les hommes victimes de violence sexuelle ou de viol, et nous essayons, dans la limite du possible, de sensibiliser des médecins légistes et des hôpitaux en collaboration avec des organisations. Il n’existe pas de formation en ce sens dans les programmes universitaires au Liban. Le sujet est traité avec beaucoup de négativité : le mâle est perçu de sorte qu’il lui est impossible de se faire ainsi agresser, sachant que plus de 60% des victimes de violences sexuelles signalées sont des hommes mineurs. Une découverte surprenante de 2014. On reconnaît aussi que beaucoup de femmes ont été victimes de violences sexuelles mais ne les ont pas signalées, craignant la stigmatisation et le regard de la société ou celui de la famille.

Georges Azzi

Georges Azzi

GA : J’ai un problème que les déplacés syriens LGBT soient à la charge des organisations LGBT. Bien que ces dernières leur sont accueillantes, la prise en charge des déplacés devrait se faire par les organisations en charge des déplacés qui se sont multipliées depuis le début de la guerre en Syrie. Elles ne peuvent pas référer et renvoyer les déplacés LGBT aux organisations LGBT. Ceci est absurde : ce sont d’abord des déplacés. Il est important que les donateurs s’assurent de l’inclusion des réfugiés LGBT dans ces organisations afin qu’ils soient traités comme les autres. Les classes sociales sont différentes, et rien ne les unit à part leur orientation sexuelle, ce qui crée un clash au sein même de ces groupes.

 

HD : Les années soixante ont vu la construction du mur de Berlin et son clivage Est/Ouest, la deuxième vague féministe, mai 68 en France, les émeutes de Stonewall en juin 1969, la propulsion du mouvement LGBT et les droits revendiqués, la peur du nucléaire, etc. Au cœur de ces mouvements se trouve la désobéissance civile. Sandra Laugier, comment s’exprime aujourd’hui la désobéissance civile ?

SL : La désobéissance civile est l’acte de désobéir à une loi qu’on trouve unique. Ce concept, initialement défendu par le penseur américain Henry David Thoreau, lui-même homosexuel vivant au dix-neuvième siècle, sera repris dans les actions au sein des mouvements des droits civiques, des femmes et des gays. En France du dix-neuvième siècle, par exemple, Hubertine Auclerc, trouvant injuste que les femmes ne puissent pas voter, refuse de payer ses impôts et saccage un bureau de vote. Thoreau, marquant son opposition à l’esclavage, avait également refusé de payer ses impôts, dénonçant l’injustice de son pays avec les Indiens et les noirs. Plus récemment, le film “120 battements par minute” décrit le combat d’ACT UP et des autres mouvements homosexuels dans les années 1990 au moment de la lutte contre le Sida. À l’époque, les médecins et les grands laboratoires négligeaient cette maladie qu’ils considéraient peu importante puisqu’elle ne touchait que des homosexuels. Les actions d’ACT UP étaient des actions de désobéissance civile où l’organisation saccageait des laboratoires et s’en prenaint directement à celles et à ceux qu’elle trouvait responsables du développement de la maladie. À l’époque, les membres d’ACT UP étaient considérés extrêmement violents et dangereux. Les actions de désobéissance civile ne sont pas que des actions gentilles et pacifiques, et peuvent être violentes. On subit constamment la violence, et il est temps de riposter, d’agir activement, de s’organiser pour y résister.

 

HD : Selon vous, quelles mesures faudrait-il mettre en place pour faire progresser l’égalité ? Serait-ce à travers des actions dites radicales, des actions pacifiques, des appels à manifester ?

Dayna Ash

DA : Malcom X et Martin Luther King, par exemple, sont deux approches différentes pour le même problème. Je crois que seul l’art peut nous sauver : l’art en symbiose avec les gens, non pas l’art pour la confrontation, mais plutôt les campagnes, les bons slogans, etc. Il est difficile de s’exprimer, d’être honnête, et le seul moyen d’aller en avant est à travers l’unité et la connaissance de soi.

GA : Si seulement il existait un seule façon d’accéder à la solution qu’on souhaite. Tous les moyens disponibles sont bons.

CM : Il est important de croire en les efforts de chacun même si les façons et les opinions divergent. Après tout, nous cherchons tous à résoudre les mêmes problèmes.

SL : Il ne faudrait pas imposer l’artiste comme le seul modèle d’émancipation et faire du personnage artistique la norme à suivre. Je crois en la solidarité pour arriver à l’égalité des droits, surtout dans le cas des LGBT où les groupes ne sont pas forcément d’accord entre eux, n’observent pas forcément les mêmes intérêts, et ne voient pas toujours les choses de la même façon. Il faudrait œuvrer pour une convergence entre les différents combats LGBT.

 

HD : La parole est au public. On prend vos questions et vos interventions. Le micro passe.

Résumé des interventions :

Première intervention : Appel à inviter les candidats aux élections parlementaires à évoquer l’abrogation de l’article 534 du Code Pénal. HD mentionne que plusieurs politiques ont déjà ce point à leur programme, ce qui accorde au dossier LGBT une visibilité supplémentaire en période électorale.

Deuxième intervention : Dénonciation du harcèlement sexuel fait par des femmes sur des hommes. DA répond que le harcèlement perpétué par les riches est grave parce qu’il concerne l’abus du pouvoir, et que les femmes peuvent être également perpétuatrices d’abus. CM rappelle que le nombre de cas de harcèlement sexuel subits par les femmes est tellement important, et appelle à revoir les pratiques sociales et légales qui laissent l’homme impuni et lui accordent un espace plus large que celui dont bénéficient les femmes.

Rabih Salloum intervenant lors de la cérémonie d’ouverture de la Nuit des idées.

Troisième intervention : Rabih Salloum, ayant prononcé un discours lors de la cérémonie d’ouverture de la Nuit des idées, prend la parole autour de trois axes. (1) Sur la limite de la liberté d’expression, il déclare que la ligne rouge est aussi bien la violence physique que l’impact des mots. Néanmoins, il reconnaît que parvenir à une standardisation d’un mot est quasiment impossible, et que du moment où l’on propose une limite, la question politique de l’autorité est posée avec sa limite, ses auteurs et décideurs. Il s’agit de tracer la ligne rouge sans pour autant se comporter de manière autoritaire. (2) RS rejette les limites imposées à la pensée. Dans le cas de Heidegger, il affirme qu’on devrait être capable de tout penser, de tout publier. Il rappelle l’inconsistance du libéralisme aujourd’hui qui prêche la tolérance tout en étant incapable d’accepter les intolérants. Sur la distinction entre la personne, ses actions et ses œuvres, il retrouve DA sur le principe de la mesure personnelle, et attire l’attention sur la confusion entre boycott et censure ; le boycott étant une initiative personnelle. Il appelle à faire la part des choses entre la pensée/les fantasmes et les actions, rappelant que l’art existe pour l’expression. (3) Sur la solidarité au sein des groupes minoritaires, il nuance que la solidarité devrait être réfléchie, alerte, et fondée sur l’indépendance et l’autonomie de la personne soutenue, sur la voix libre, et qu’il est important de s’assurer que la personne qu’on soutient ne joue pas le jeu déjà mis en place, ou qu’on ne se serve pas d’elle pour attirer les l’électorat. En réponse, GA précise que chacun est invité à prendre la parole tant que tous les concernés disposent du droit à la réponse et des mêmes moyens pour communiquer. Sinon, il s’agirait, pour certains, de s’emparer d’un privilège qui est leur afin de mépriser les autres qui sont déjà affaiblis et à qui la possibilité de répondre n’est pas accordée. SL n’est pas d’accord que la limite à la liberté d’expression est déterminée par l’injure ou par l’offense par la parole. Elle affirme que la ligne rouge se trace quand la parole sert à déshumaniser. Il s’agit d’une action de classification d’une personne en la mettant en dehors de l’humanité, ce qui n’est pas permis.

Quatrième intervention : Un jeune homme affirme que la liberté n’existe pas et remarque que le privilège offre une liberté incomplète puisqu’il n’était pas possible de filmer la performance d’Alexandre Paulikevitch. Il propose que les organisations LGBT soutiennent un candidat ouvertement homosexuel aux élections législatives. HD répond que l’interdiction de filmer la performance d’Alexandre Paulikevitch ne concernait pas le privilège, mais la propriété intellectuelle et le droit d’auteur. GA propose de répondre et déclare ne pas être convaincu du poids électoral des LGBT au Liban. Il affirme qu’il n’y a pas nécessité ou besoin de présenter un candidat LGBT aux élections, et qu’il serait plus utile que les droits LGBT fassent partie d’un bouquet de droits plus large. Il affirme également que les organisations cherchent à comprendre comment les politiques fonctionnaient.

Hadi Damien

Cinquième intervention : Un jeune homme interroge HD au sujet du privilège bourgeois et de son apport à la communauté LGBT. HD répond que tout changement social est une lutte des classes. Il recadre le principe de privilège, rejetant l’idée que tout accomplissement était le fruit d’un privilège et rappelle les efforts mis en place depuis longtemps. HD invite à exploiter toute possibilité de développement pour construire des ponts et aller en avant. Il encourage celles et ceux qui le désirent de demander de l’aide et à saisir les opportunités qui leur sont offertes. HD met l’accent sur la nécessité de prendre conscience de l’histoire et des avancées globales. Il rappelle l’importance de la visibilité, tout en reconnaissant que la sortie du placard est une évolution personnelle que nul n’a l’autorité de juger ou de forcer.

HD clôt le panel et invite le public à assister à la performance de Khansa.


Pour aller plus loin

Pour aller plus loin sur le même thème, nous recommandons les livres suivants de Sandra Laugier, disponibles en librairie et en ligne.


Dans la presse


Transcription

Ceci est une transcription de l’oral de la rencontre, sans altération ou modification. Seul le prononcé fait foi. Captation de l’enregistrement de l’IFL sur Facebook et de celui de Radio Liban. HD renvoie à Hadi Damien ; AP à Alexandre Paulikevitch ; SL à Sandra Laugier ; DA à Dayna Ash; GA à Georges Azzi et CM à Charbel Maydaa.

HD : Messieurs dames bonsoir, je m’appelle Hadi Damien et je suis l’initiateur de la Beirut Pride. Ce soir j’interviens en tant que modérateur de ce panel sur l’émancipation et le genre avec un focus sur l’affirmation des droits LGBTIQ+….

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Nuit des idées 2018

 

Photos de la soirée